Triptyque, partie 1
- jmipop
- 8 oct. 2020
- 19 min de lecture
Dialogues urbains

Un matin, vers 11h. Je quitte mon studio pour aller à la banque payer mon loyer. Quand j’arrive devant l’établissement, je repère un homme à l’ombre de l’abri de bus qui fait face à la banque sur le trottoir. Ayant pris l’habitude de faire la queue depuis le COVID, je l’interroge et il me confirme qu’il fait bien la queue. Je me place donc également sous l’abri de bus pour attendre. Une dame âgée arrive alors vers moi pour me dire qu’elle est aussi dans la file et que mon tour viendra après elle. Elle attendait sous l’arbre un peu plus haut que l’arrêt du bus. J’ai aussi pris l’habitude depuis le début de l’épidémie de remercier les gens qui me remettent à l’ordre en me montrant où se situe la queue. Les files d’attentes sont particulièrement non linéaires et anarchiques en période de grosse chaleur. Le monsieur part vers la porte, et actionne le bouton d’appel pour demander à entrer. La dame se place alors à côté de moi sous l’abri. Devant nous, attendent leur tour un très jeune homme et un autre plus âgé qui pourrait être son père, ou un relatif. Le jeune homme, plein de vigueur, tourne en rond sur le large trottoir en plein cagnard. La vielle dame l’interpelle : « Monsieur, même si tu es jeune ne restes pas en plein soleil, il brûle là le soleil », et elle lui fait signe de venir sous le porche de l’arrêt de bus. Le jeune rit et répartit : « Ha, mais ça me fait rien à moi », et montrant fièrement ses bras qui dépassent de son débardeur « j’ai de la couleur, vous voyez, je suis déjà bronzé ! [*]». Sa peau est effectivement joliment foncée. La dame réagit en acquiesçant non sans néanmoins le relancer par un « il brûle le soleil » en me regardant.
- Oui, ça chauffe ces jours. Moi je suis blond, et même avec de la « couleur » comme il dit, si je reste au soleil, je brûle quand même.
- Ah oui, tu es blond, c’est plus dangereux pour toi. D’où tu viens toi ?
- Je suis suisse.
- Ah…. Suisse.
Et caressant un peu la peau de son bras, la dame dit :
- Nous, nous avons plus de mélanine dans la peau, on supporte mieux.
Ses bras sont d’une blancheur diaphane, et parsemés de taches de vieillesse. Elle doit avoir dans les septante ans. Une allure soignée, sans excès cependant.
- Il faut faire attention, me dit-elle encore.
Et une protection semblant l’entraîner vers une autre, elle poursuit par :
- Et maintenant avec le coronavirus… on ne sait pas où on va.
Je saisis la balle au bond :
- Mais jusque-là la Grèce a bien géré, les gens ont bien réagi aussi.
- Oui, jusque-là, mais c’est maintenant le problème. Et ce n’est pas que la question des touristes…
- Non, ici aussi, les mariages, les rassemblements, ….
- Oui, c’est cela. Les gens font n’importe quoi et on les laisse trop faire.
Je me dis qu’elle doit voter Mitsotakis et la Nouvelle Démocratie si elle estime que davantage d’ordre est nécessaire.
- De quel endroit tu viens en Suisse ?
- Lausanne.
- Ah, je suis allée à Lausanne. A Genève aussi, et à Nyon.
- Ah ben je viens d’une petite ville au bord du lac entre Nyon et Lausanne justement.
- C’est très beau là-bas. Et vous avez un bon gouvernement.
J’acquiesce et souhaitant la laisser aller plus loin émet un simple : « oui, nous avons de la chance. »
Elle réagit alors avec une rapidité et une fougue qui me décoiffe :
- De la chance ? Ah non, pardon, ce n’est pas de la chance. Vous êtes un peuple intelligent, vous faites les choses avec intelligence. C’est différent.
Ça lui est sorti comme d’un cri du cœur, je n’en reviens pas.
Je me sens comme embarrassé par cette remarque. Je reprends alors sur le système gouvernemental qui est le nôtre en Suisse, en louant en effet ses qualités.
- Il nous protège beaucoup.
- Il vous protège oui, et quand il y a de l’injustice, il rétablit l’ordre et rend la justice. Ici…
Elle lève les bras avec une lassitude extrême.
- Ici, rien n’est géré. Ça va dans tous les sens. On ne s’en sort pas.
Et elle revient avec un « Mais vous, vous avez l’intelligence ».
C’est son tour d’aller demander son entrée au sas de la porte de la banque.
On se fait un grand sourire mutuel, je la remercie pour la discussion et lui souhaite bonne chance pour entrer dans la banque, ce qui la fait rire alors qu’elle se couvre de son masque.
J’attends sous mon parapet d’arrêt de bus. Un autre monsieur arrive et me demande où est la file. Puis un monsieur très âgé s’approche de la banque, il ne semble pas nous avoir vu. Il se poste en plein soleil, derrière mon interlocutrice qui attend toujours devant le sas. Il semble s’impatienter. Je sens la sueur couler dans mon dos, sur toute sa longueur. La dame peut enfin entrer. Je vais donc me poster à mon tour derrière la porte, et m’arrêtant vers le vieil homme, lui explique où est la queue. Je le fais simplement, comme on l’a fait avec moi des dizaines de fois ces derniers temps devant un magasin ou un autre.
- Quoi la queue ? Quelle queue ? aboie-t-il. Moi je suis arrivé y avait personne alors c’est mon tour maintenant. C’est pas vrai ça !
Je prends ma place derrière la porte et lui rétorque que je vais entrer, qu’après moi il y a le monsieur qui attend sous l’arrêt du bus, et qu’ensuite ce sera son tour. J’hésite à rajouter qu’il ferait bien de ne pas rester en plein soleil, mais vu l’excitation du monsieur je me dis que ce serait peut-être en rajouter. Tant pis pour sa calvitie déjà bien rouge.
- Et toi, l’étranger tu comprends quoi ? Je pouvais pas la voir la file moi, vous étiez là-bas, alors maintenant je suis là et c’est mon tour, je parle grec ou pas ?? hurle--t-il à mon égard.
- … .
Je regarde sous l’arrêt de bus. Pendant que le vieux monsieur s’excitait deux autres personnes sont arrivées et attendent aussi en regardant la scène.
Je dois attendre très longtemps l’autorisation d’entrer car il y a trop de monde dans la banque, c’est évident. Au moins huit clients en même temps. Un autre homme qui attendait s’approche et se met à cogner contre la vitre à l’attention du personnel de la banque.
- Le multimat n’est pas utilisé et ils ne nous laissent pas rentrer, c’est quoi ce bordel ?
Je lui dis qu’effectivement l’appareil n’est pas utilisé mais qu’il y a trop de gens à l’intérieur de l’espace client. Donc nous devons attendre.
- Mais toi aussi tu n’insistes pas assez ! Tu sais pas faire. Et il appuie sur le bouton de demande d’entrée du sas avec énergie. Derrière nous, le vieux monsieur semble se calmer et lâcher un peu l’affaire, peut-être satisfait que quelqu’un d’autre ait pris le relais.
Je réponds :
- J’ai déjà appuyé trois fois. Ça ne sert à rien. Tant que quelques personnes ne seront pas sorties, ils n’ouvriront pas.
Le type part se remettre à l’ombre en grognant. Il reviendra trois fois. Et trois fois répétera le même scénario, en aboyant pareil.
Quand mon tour vient, le vieux monsieur bondit, et passant son bras dans l’encadrement de la porte au moment où je m’y glisse, gueule qu’il veut juste poser une question et qu’il a le droit de passer aussi. Du coup nous sommes deux dans le sas. L’employé de banque, derrière la deuxième porte, nous fait signe alors à tous les deux de ressortir.
En attendant à nouveau dehors, je croise à travers les vitres le regard d’une jeune femme, probablement somalienne, très belle, masquée, dont le travail consiste à désinfecter les poignées de porte et l’écran du multimat après chaque client. Elle regarde le vieux monsieur qui continue à taper sans relâche à la vitre, réclamant en braillant son passe-droit, comme ça se fait beaucoup ici. Ils ont toujours une bonne raison d’avoir un passe-droit, une raison qu’ils sont bien souvent les seuls à valider. J’entre enfin dans la banque, et seul cette fois-ci.
***
Un matin chez moi. Je reprends des notes laissées de côté ces dernières semaines. J’ai récemment dialogué avec un Grec, Prodromos[†]. Il m’a confié qu’il venait de rompre avec un Espagnol, fin d’une histoire de cinq ans. Quand je lui dis que j’ai rompu aussi, il me demande la nationalité de mon ex-compagnon, et s’étonne que je sois sorti avec un Grec :
« C’est difficile avec les Grecs, pour tout. On n’est pas faciles, on est grincheux, aigres, et rebelles. Même moi j’ai des problèmes avec les Grecs ». Prodromos a étudié à Londres l’architecture urbaine et, donc, a un peu voyagé. En Europe en tout cas.
Dimitris, mon propriétaire - qui a grandi en Allemagne - m’avait tenu le même propos : « Je ne sais pas comment tu fais, ça doit être dur pour toi ici non ? Moi je suis à moitié grec, et je galère avec les Grecs depuis que je vis ici ».
Plus tard, quand répondant à sa question, j’explique à mon interlocuteur internet ce que je fais - à savoir que je cherche du travail : «Ouh la! Difficile ça, il n’y a pas d’opportunités de travail ici, tous les jeunes licenciés partent travailler à l’étranger. Il n’y a pas assez de travail pour les Grecs ».
Depuis deux ans, à chaque occasion que j’ai eue de me présenter, de dire d’où je viens et que je souhaite m’installer ici, la réponse a été quasi immuablement la même, qu’elle provienne d’un médecin, d’un commerçant, d’un gardien d’immeuble, ou d’un artiste : « Ah. Mais pourquoi ? Qu’est-ce que tu es venu chercher ici ? Il n’y a rien ici ».
J’en ai souvent voulu à tous ces Grecs qui m’ont dit : « il n’y a rien ici, et tu ne trouveras rien ». Mon ancien logeur à Exarchia avait eu ces mots assez durs : « Yani, je t’admire pour ce que tu fais, tu essayes vraiment de t’installer ici. Je t’admire pour ça, tu y vas, mais je ne te comprends pas. Il n’y a rien à Athènes. Et Athènes ne te redonnera jamais rien ».
Je me demande si je dois suivre l’impulsion donnée par ces messages que l’on m’a servis si souvent. N’y aurait-il vraiment rien pour moi ici ? Je ré-entends ce directeur d’une ONG sociale qui, me recevant lors d’un entretien dernièrement, m’a gentiment laissé comprendre qu’étant suisse il était assez aberrant que je demande du travail ici.
Je réalise peu à peu que je suis baladé entre deux discours. L’un provient d’un peuple grec sédentarisé dans ses murs, qui a perdu ses illusions et ses rêves sans doute. Et vit ou survit, sans ne plus rien attendre d’autre. Mais il en est un autre. Je sens mon humeur et mon moral ragaillardi à chaque fois que je parle avec des Grecs expatriés. Ils ont une autre vision des choses. Leur plaisanterie sur certaines traditions grecques (comme les mariages), ou sur le comportement citoyen de leurs congénères me font généralement du bien. Elles m’assurent que je ne me suis pas trompé. Que j’ai compris assez juste, mon problème étant seulement que je vois et comprends seul.
Ces expatriés ont une ouverture dans laquelle je me retrouve davantage, étant moi-même non grec et expatrié aussi. Ils ont appris d’autres mondes, d’autres vies, et n’en demeurent pas moins terriblement attachés à leur pays. Mais peut-être seulement pour de courts séjours.
Début de soirée, sur une terrasse. Je parle avec Grigoris, un expatrié grec en Scandinavie. Il me reprend à chaque fois que je lui dis : « oui, mais toi tu es grec… » par un : « seulement à moitié maintenant… », ou carrément : « je ne suis pas vraiment grec », allant ainsi jusqu’à renier son origine. Mais son projet de vie et de pouvoir revenir ici tous les deux mois pour une semaine. Le lien est donc bien indéfectible. Grigoris m’a dit aussi qu’un des traits qu’il trouve particulièrement pénible chez les Grecs c’est cette façon qu’ils ont de toujours savoir mieux que tout le monde comment on fait quelque chose, et de l’imposer. Je tressaille à ses mots. Je reçois là mon petit lot de confirmations [‡].
Tout ça me fait réfléchir plus avant encore : quel demi-grec est-ce que je souhaite être ? Depuis où ? Faut-il vivre dans la masse, dans le terrain même ? Ou à distance et n’y revenir que pour le meilleur ? Il y a pourtant quelque chose de triste dans cette distanciation qui est un abandon mutuel.
Soumettant cette idée à Grigoris, celui-ci me dira : « c’est surtout moi qui ai abandonné la patrie. J’ai été élevé, j’ai étudié ici gratuitement, et je suis parti travailler ailleurs. C’est une perte d’investissement pour le pays. » Mais serait-il parti si ce pays avait pu lui offrir des opportunités de travail intéressantes ?
Grigoris entretient une relation conflictuelle avec sa patrie, et particulièrement avec Athènes qu’il dit détester car elle n’a rien de bien à lui apporter, et où il revient aussi souvent qu’il peut. Obnubilé par le fait qu’il ne peut y mener une vie descente, il paraît pourtant se sentir très coupable de ses sentiments. Il s’en veut de détester sa ville : « je la hais parce que je l’aime trop. Je ne sais plus en profiter ni la découvrir quand je viens ici. J’essaye perpétuellement de me convaincre que j’ai fait le bon choix en ne restant pas ici. Mais en la rejetant, je rejette aussi toutes les choses qu’en fait j’aime ici ». Elle lui manque sitôt regagné son grand nord européen. Il me remerciera plus tard de lui avoir parlé des belles choses d’Athènes.
***
5 heures du matin. Je pars prendre un bus sur Kypselis, pour ensuite prendre un métro, pour ensuite prendre un bateau. Il fait nuit.
A l’arrêt du bus, un jeune gars est assis, pakistanais certainement, masqué comme il se doit. Très rapidement il me demande dans un grec balbutiant si je sais à quelle heure viendra le bus. Je lui réponds et il engage directement la conversation.
Il vient du Pakistan. Il est en Grèce depuis trois ans, et depuis peu à Kypseli. Je lui dis qu’il se débrouille bien en grec. Il prend un temps, puis rit et me dit : « Non, non, parler c’est un problème pour moi. Avec toi je comprends bien mais j’arrive pas à parler vraiment ». Il se lève. Une femme, déjà d’un âge un peu avancé est arrivée et nous regarde à la dérobée, sous masque. Elle s’assied sur le banc de l’arrêt.
Je questionne le jeune sur sa famille mais il ne semble pas comprendre ce mot en grec. Il me répond qu’il a son AFIMI (numéro fiscal grec) et un permis de séjour. On sent l’habitude des questions d’usage quand on cherche un travail : sans comprendre ma question il répond automatiquement en me donnant les données qui légitiment son statut de potentiel employé. Je reprends ma question sur sa famille. Il me demande alors si je parle anglais : « Ce sera plus facile pour moi de comprendre ». Sa famille est au Pakistan mais a dû fuir à l’autre bout du pays après que leur maison ait été bombardée. Quand je lui dis que je ne connais pas son pays mais que je suis allé deux fois à sa frontière indienne, il m’explique le problème incessant avec le Kashmir.
Il s’est rapproché pour me parler et a baissé son masque. Moi j’ai mis le mien.
Il est seul ici et travaillait comme plongeur dans un restaurant de Kypseli mais a perdu son job avec le COVID. Le patron lui a dit qu’il le rappellerait et le reprendrait après l’épidémie : « ... mais il ne m’a toujours pas appelé. Ça fait trois mois ! » Je lui demande où il dort. Il doit avoir dans les 17-18 ans, pas plus. Comme je l’imaginais, il dort dehors dans le parc : « Je sers mon sac contre moi, et mon téléphone et je dors comme ça. Mais cette nuit des gens sont arrivés et m’ont poussé, j’ai dû
partir ».
Notre conversation me rappelle les dizaines de discussions que j’ai eues en Inde avec des jeunes de son âge dans la rue, toujours intrigués et excités par ma présence. L’Inde encore. Elle revient toujours à moi et particulièrement ces derniers temps. Il enchaîne : « Toi tu as un travail ici ?» Moi ? Moi je suis là avec mon petit trolley de voyage et mon sac à dos, je porte une chemise et un short propres, je sors de la douche, de mon studio sur les toits, et je pars en vacances sur une île. Lui, dans son jean et t-shirt, qui ne trahissent son mode de vie que par l’odeur pour l’instant, me lâche un timide : « Si tu as un job ou quelque chose pour moi ... ». Il allume une cigarette. Je lui montre que le bus arrive, on rit. Comme je m’y attends, il coupe le bout incandescent pour sauver sa clope. Dans le bus il s’assied alors que je reste debout dans la station prévue à cet effet avec ma valise. Je descends à l’arrêt qui fait la connexion avec le métro, place Viktoria. Son regard, derrière son masque quand je le salue en lui lançant un pathétique « bonne chance », me déchire un peu.
En marchant vers le métro, je me dis que ce jeune gars frappe à toutes les portes, joue la moindre opportunité, demande du travail partout où il peut. J’ai reconnu en lui ce courage que je connais des jeunes Indiens aussi, une certaine fierté même, de la grandeur. Il ne s’est pas plaint, il n’a pas pleurniché pour quémander de l’aide en sollicitant de la pitié. Il a dit. Simplement. Qui il était. Où il en était. Ce dont il avait besoin. Mais il avait les yeux pleins d’espoir. Un blanc, peut-être avec de l’argent, qui pourra m’aider. Je ne pouvais rien. J’aurais voulu pouvoir, tellement.
Je reconnais sa tentative, car je reconnais une jeunesse dans le besoin que j’ai déjà fréquentée dans le sous-continent indien. Mais je reconnais aussi ses espoirs et ses sentiments car ils ne sont pas si différents des miens, bien que j’aie un toit et un entourage en Europe. Je ne partage évidemment pas sa misère. Crasse. Sale morsure du quotidien.
Mais dernièrement moi aussi j’ai rencontré des gens, je leur ai dit qui j’étais dans l’espoir qu’ils me fassent travailler, pour pouvoir vivre ici. Je vois des gens dans la rue, dans les cafés, j’entends des bribes de conversation. Hier en mangeant un poisson sur la terrasse de rue d’Achileos, il y avait ce type au look un peu gaucho, qui parlait en anglais à une dame avec qui il mangeait. Ça ressemblait à un déjeuner de travail. Il a mentionné des projets et, à deux reprises, une de ses collègues qui s’occupait de travail social. Je me suis dit que peut-être je devrais être impromptu et les interrompre pour tenter d’avoir des infos, ou de me placer. Et ne l’ai pas fait. Tout essayer, tout le temps. C’est épuisant. Et c’est ce que ce jeune homme du Pakistan est obligé de faire. Il survit.
Étonnant ce mot, survivre. Sur-vivre, comme s’il impliquait qu’il faut vivre plus, alors qu’il signifie la lutte pour déjà, simplement, arriver à ... vivre.
Να´σαι καλά, παιδί μου...
(Que tu sois bien, mon p’tit gars…).
***
Il est tard, trop tard pour un métro ou un bus. Je prends le taxi pour rentrer chez moi après avoir laissé deux amis français à leur hôtel dans le centre. Le chauffeur met fait la conversation. Ca commence par l’habituel amorce lancée à un touriste : « D’où tu viens? » J’explique. Alors il se met vraiment à discuter, me demande, comme le font toujours les Grecs à qui je m’adresse pour du travail, ce que je veux faire comme travail. Depuis le début de mon séjour ici, cette question me met mal-à-l’aise. Je dois rentrer dans une case pour y répondre. Comme j’aimerais pouvoir répondre: plombier ou agent de marketing. Ce serait tellement simple et conforme aux catégories régnantes. Or, je ne le peux pas. Je suis francophone, j’ai étudié le français, mais non je ne suis pas français. Je peux enseigner le français, mais non je ne suis pas enseignant. Je suis travailleur social, mais je ne peux pas faire ce travail en grec. Je suis formateur d’adultes, mais mon domaine de coaching ultra spécifique ne trouve pas sa place ici par faute de structures et d’être ultra spécifique, et pareil la langue ne me le permettrait pas. J’ai travaillé dans la sensibilisation à l’environnement, mais ici... encore une fois, mon grec est insuffisant, et là aussi les structures sont quasi inexistantes. Que répondre à cette question? Aujourd’hui si je dis ce que je fais,à savoir que j’écris et tente de trouver des mandats de correction et de rédaction de textes en Suisse et sur internet via mon site, je me ferme aussi des portes car je me déclare ainsi indépendant, donc pas employé,donc pas totalement sans solution.
Mon chauffeur de taxi formule différemment: « Quel travail peux-tu faire? » me demande-t-il. J’apprécie déjà cette nuance qui me rend la réponse un peu plus aisée. J’ajoute à ma petite liste de ce que je « peux faire » que j’avais trouvé un travail dans le tourisme mais que je l’ai perdu en raison du COVID. Ce qui met dans la norme. Au moins là j’y suis. Une norme dans laquelle malgré mon étrangeté, le chauffeur et moi, et une grande partie de la population grecque qui ne vit que par les revenus du tourisme, pouvons nous retrouver. Je ne suis plus un Suisse probablement un peu friqué, venu se divertir de sa vie en Grèce, je suis aussi un laisser pour compte de l’emploi à cause du virus. Il me parle des frondistiria (φροντιστήρια), ces écoles privées que l’on trouve dans tous les quartiers de la ville, qui donnent des cours de langues. Ces cours viennent souvent pallier au manquement de l’éducation nationale en langues de l’école publique. Les parents voulant être sûrs que leurs enfants sauront parler une ou des langues étrangères (afin d’accomplir des études dans un autre pays, ou tout au moins de pouvoir s’en sortir mieux même en restant ici) inscrivent massivement leur progéniture dans ces cours du soir. Je réponds donc à mon chauffeur que je viens d’en contacter deux, qui n’avaient pas de postes à repourvoir en ce moment. Mais que je vais continuer. Il ne semble pas croire à cette dernière information: « Pas de places? Avec toutes les écoles qu’il y a? Peut-être qu’ils ne te prennent pas car ton grec n’est pas assez bon et donc tu ne peux pas expliquer dans la langue d’ici la grammaire du français... ». Peut-être aussi... . C’est pas faux.
Il souhaite également savoir ce qui m’a amené à venir m’installer ici. Je fais mon petit récit habituel, à savoir que je fréquente la Grèce depuis très longtemps et que je souhaitais y vivre un jour pour apprendre la langue. Et là il prend un temps. Semble tourner ce que je viens de lui dire dans sa tête, et: « J’aime ça. C’est bizarre qu’un Suisse vienne vivre ici. Mais tu as une idée, un but, tu as décidé ce que tu voulais, et tu y vas, tu essayes. Tu sais ce que tu veux. J’aime ça. Ici, c’est ça qui est triste. » Il parle maintenant en anglais, et un assez bon anglais. Il a peut-être passé par le frondistirio!
« Les gens ici, ils n’ont pas de but. Ils sont là, ils vivent c’est tout. Depuis la crise, plus personne ne rêve, ni n’a de but. C’est ça qui es triste ici. Regarde-les, ils ne veulent plus rien.»
Lui a trente-huit ans. Il est chauffeur de taxi indépendant. Et apparemment il a les idées larges. Il pose son regard sur son propre monde en sillonnant les rues d’Athènes, embarquant des touristes et des locaux pour les amener d’un point à un autre.
« C’est bien d’avoir un but, de savoir ce que l’on veut. Et toi tu as quelque chose que les gens d’ici n’ont pas. Tu peux partir. Tu peux retourner chez toi si ça ne va pas. Ok, tu devras retrouver du travail aussi mais ça ira. C’est une possibilité que les gens d’ici n’ont pas. » On est arrivé à Dikastiria. Je suis chez moi. Je le remercie pour son interêt et sa conversation. On se souhaite bonne chance mutuellement.
Je réalise alors que c’est la deuxième fois aujourd’hui que quelqu’un me tient ce propos. Sur les rochers d’où nous nous sommes baignés aujourd’hui, Evaggelia m’a expliqué qu’elle avait perdu son emploi d’agent de voyage à cause du COVID. On s’est trouvé ce point commun. Puis m’entendant dire mon hésitation à rentrer en Suisse: « oui, toi au moins tu as cette possibilité. »
***
Début de soirée, je traverse le centre-ville en métro. Je suis assis et lit un livre. Personne à côté de moi, évidemment, les mesures sanitaires anti COVID l’interdisant. Dans le groupe de sièges d’en face, une jeune femme grecque, habillée pour une soirée de sortie, est occupée tête baissée sur son téléphone portable.
Arrêt. Station Aghios Ioannis. Les portes s’ouvrent, quelques personnes sortent. Tout d’un coup dans un brouhaha de cris embarque toute une famille de Gitans. Trois femmes, cinq enfants en bas âge dont un bébé, et un adolescent déjà de taille assez imposante. Le seul garçon aussi, à l’exception du bébé peut-être. Le jeune gars s’est précipité en courant dans la rame, visiblement soucieux de trouver des sièges. Il se laisse lourdement tomber sur le siège à côté de moi, tout en criant au reste de la troupe, pourtant à quelques centimètres de lui, quelque chose qui dit peut-être qu’il y a de la place ici. Leur langue est inidentifiable pour moi. La famille s’installe dans les deux compartiments, de quatre sièges chacun, où je me trouve. En fait, en deux secondes, tout le secteur est couvert, de poussettes, de sacs, et de personnes. Ça fait l’effet d’une vague de vent qui vous arrive dessus. Il y a un quelque chose d’envahissant car ils occupent tout le territoire et de manière totalement anarchique. Ça contraste avec l’attitude conventionnelle des gens dans le métro. Une des femmes crie très fort à l’attention d’une des petites filles. La jeune femme grecque de sortie relève la tête, empoigne son sac et se lève précipitamment pour aller se poster, debout, dans la zone couloir plus loin dans le wagon. On lit l’effroi sur son visage. Je ne bouge pas, mais reste suspendu, mon livre dans les mains. L’agencement des sièges à cet endroit est très serré car nous sommes juste avant l’espace qui relie deux wagons ensemble. Ce qui fait que les genoux du jeune homme touchent quasiment les miens. Et quand il parle, je suis aux premières loges. La petite famille continue à vociférer sur une chose ou l’autre et tous en même temps. Aucun ne porte de masques. Il n’y a plus de contrôle à l’entrée du métro comme au début de l’épidémie où l’on ne pouvait accéder aux plateformes sans cette être couvert. Aujourd’hui, le message est passé, et hormis quelques enfants et de temps à autre un adolescent, on ne voit jamais personne sans masque dans le métro. Cette famille fait exception.
Je me demande si je dois rester là où je suis ou non. Je suis masqué. Donc je les protège. Eux par contre…. Une nouvelle envolée langagière propulsée à pleins poumons du jeune gars et de deux des femmes qui l’entourent me fait décamper aussi. Il n’y a pas de raison que je reste exposé à cela plus longtemps. Dans le doute abstiens- toi. Ils font ce qu’ils veulent, mais moi j’ai le souci d’être le moins possible un agent de transmission. En non-connaissance de cause, je me lève et vais plus loin dans la rame aussi. On approche de ma station. En arrivant dans la zone pour passagers debout, je me rends compte alors que tout le monde regarde la famille de Gitans. Je ne pouvais le voir d’où j’étais assis avant, le sas de l’entre-deux wagons me cachant la vue des autres passagers plus loin dans la rame. Un des enfants se met à crier, vraiment très fort. La mère se met donc elle aussi à crier encore plus fort. Plus personne ne parle dans le wagon. Certains passagers détournent la tête, se concentrent sur leur portable. D’autres fixent obstinément la famille installée derrière nous. Une passagère émet alors une onomatopée, comme une plainte à l’endroit du bruit et comme signifiant un « c’est bon, on se calme… », plutôt lasse qu’agacée. Je me retourne pour voir ce qu’il se passe du côté de la famille gitane et au-delà dans le wagon suivant.
Le jeune homme est en train de râler visiblement à propos de quelque chose, puis s’interrompant, il tourne la tête, et regarde tout le monde très directement. Il cherche nos yeux. Et soudain il lâche en grec : « Quoi ? ».
Il semble nous interpeller. Personne ne moufte. Il regarde partout autour cette petite foule silencieuse et masquée qui évite son regard ou au contraire le soutient, selon les personnalités et les réactions. Alors, il se lève et gueule littéralement : « Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que vous avez tous ? Quoi ?? ». Et personne ne lui répond.
Le métro s’arrête. C’est là que je descends.
Je n’ai rien dit non plus. Mais la scène était insoutenable.
Dire quoi ? Commencer par où ? De quel droit ?
On touche au non-respect de l’autre, au non-respect des mesures d’hygiène que tout le monde applique, mais on touche aussi à l’exclusion, au racisme, bref à une peur xénophobe sans doute, et encore accrue par celle du virus. Je me pose beaucoup trop de questions sur cette situation pour être en mesure de répondre en fait. Là, ce qu’il aurait fallu c’est une réponse à la grecque : quelqu’un qui aboie en retour qu’il faut porter un masque dans le métro et puis c’est tout. Du bon sens, terre à terre, sans imbroglio avec tout autre sentiment. Mais cela n’est pas arrivé. Et le jeune homme est resté, seul face à une foule de gens masqué et silencieux. Il n’a reçu aucun retour. Aucune explication. Pas même une réaction. Hormis celle de la distanciation.
***
[*] « Έχω χρωματάκι, είδατε; » [†]Tous les prénoms sont des prénoms d’emprunt. [‡] Voir De l’intégration, page 1, l’anecdote de l’huile dans la soupe.