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L'endroit là-haut (récit îlien)

  • jmipop
  • 3 oct. 2020
  • 34 min de lecture



Jour 1 du reste de ma vie : La décroissance.

Ici chaque moment est un instant de paix absolue.

Ici chaque mouvement peut être lent.

Je dois apprendre à dé-stresser de tout.

La nuit je suis seul avec les étoiles.

Le jour je suis seul avec l'air, les oiseaux et le large.

Jour 2 du début de la vie : L'abandon.

Couché sous une voûte d'étoiles. Des éclairs derrière Milos. Au petit matin le vent souffle et habite tout le pourtour de la maison. Le ciel est gris, l'air est frais. La nature règne. Soumission. Abandon. A ce qu'elle décidera de faire de ce jour.

Le calme est un cocon qui m'enrobe et me pénètre. Il force mon attention sur les petites choses, le vol de l'oiseau, le nuage qui passe, les ondes sur la mer en dessous de moi. Je veux juste m'asseoir là sur le banc, regarder, écouter le silence, et suivre dans la paix l'inexorable mouvement de chaque élément de la nature ici. Les choses se feront. L'oiseau ira nicher, manger sa chasse, le coq chantera, les ânes iront de leur pas travailler avec le vieux, la mer refoulera son ressac sur les rochers, le vent tournera, et moi je resterai, là.

Milos apparaît au loin à nouveau. Le soleil revient.

Cette maison est un monastère. Une forteresse. Imprenable, omniprésente, presque cachée tant elle est lovée dans le pli de la colline. Elle domine, respectueusement, son environnement. Elle est source d'inspiration sans fin. Elle est beauté dans chacun de ses recoins. Elle protège, entoure, enveloppe, aère. Ses murs rafraîchissent quand il fait chaud, réchauffent la nuit quand il fait frais.

Chaque jour je ramènerai des galets des plages et des collines pour, sur le sol du jardin terrasse, écrire merci.

Je perçois comprends, réapprends en fait, que les choses se font petit à petit. Petit à petit, je trouverai l'idée de ce que je veux laisser à mon ami ici. Petit à petit, je remplace les fleurs fanées, je désherbe le jardin, dégageant les plantes grasses dans leur cercle de pierres. Petit à petit, je trouve les bonnes idées, laissant venir, montant, jusqu'à maturité. Petit à petit je pense à mon grand-père et à mes parents qui ont toujours œuvré petit à petit, dans la course du temps, tranquillement, chaque chose en son temps.

La vie moderne dans nos villes est une course effrénée où tout doit être immédiat, ultra rapide et soi-disant efficace. Elle n'est que gaspillage, vide absolu, épuisement de ressources vain et désespérant.

Je retourne arracher de la mauvaise herbe.

Petit à petit aussi, je trouve un style.

Je dois lutter contre moi-même et cette tendance ancrée de tout faire vite et tout de suite, pensant qu'après seulement viendra le repos. C’est faux. Le repos vient petit à petit, dans la tâche aussi, si elle est justement mesurée, exécutée.

Arrêter de me précipiter. Dans ma tête, dans mon corps, par mes gestes, dans mon vouloir faire. Laisser passer le temps. S'abandonner.

Je descends jusqu'à la chapelle. C'est apparemment le moment des larmes. Elles sillonnent déjà mon visage le long du chemin en pente. La terre rouge, la roche gris vert. La chapelle est entourée de murs en pierre de taille, faisant des terrasses, abritant des figuiers. Pour y accéder il faut traverser un petit champ de blé. Des fagots sont ficelés, bien alignés dans la partie du champ déjà fauchée. Les blés sur tige, eux, dansent encore dans le vent. Je m'approche. L'envahissement commence. Je passe la maison d'arbre, et je suis sur la terrasse de la chapelle. La porte est ouverte. Je rentre, et m'effondre sur un tabouret juste à côté de la porte. Je ne peux plus bouger. La chapelle est étroite, une seule petite fenêtre. Icônes et encensoirs. Mais au fond, derrière le sanctuaire et le dominant, dépasse une représentation d'un Christ portant de la main gauche le livre, et croisant les doigts de la droite, index et majeur, annulaire sur le pouce et auriculaire dressé. Il surplombe, domine, dépasse tout, et me regarde. Il est d'une beauté absolue. Son expression est à la fois de fermeté et d'une immense douceur. Accueillant et surveillant. Observant et absolu dans son intention. Je ne peux décrocher mon regard de son visage. Dehors le vent, le soleil qui se voile et dévoile au passage des nuages, le chant des grillons, un braiment d'âne au loin. Et lui qui me regarde. Je me confie alors, spontanément. Dictat de ce lieu ? Que m'importe, puisque c'est ce que je veux, ce que je cherche aussi, et qui ne se produit pas dans tous les lieux. Et je comprends soudain la ferveur. Je comprends le besoin de répétitions, avoir foi est un entraînement. C'est pour ça qu'il faut y revenir tous les dimanches. Car je me demande, une fois sorti de là, quittant ce moment de grâce, qu'en restera-t-il encore une fois ? Parce que je sais que tout disparaît dans le monde étourdi de nos vies modernes, je me pose cette question. Parce que je me la pose, je comprends autrement certains aspects du culte, de la religiosité, qui ne m'était pas apparu aussi clairement jusqu'à ce jour. Je pardonne du coup. A ceux que j'ai perçus trop étroitement pris dans les rituels de leur monothéisme. C'est à moi que je pardonne surtout de les avoir jugés. Le rituel est bon, si la foi est grande, vaste, généreuse, et acceptant les représentations multiples. Il n'y a pas un dieu, mais dieu, de tous les dieux. Il n'y a pas une représentation mais des milliers. Aujourd'hui je me laisse animer de ce Christ, car je peux voir en lui l'expression humaine d'un besoin de confiance, de sécurité, et d'abandon. La souffrance est par trop insupportable, et la vie en est pleine. Dans cette religion-ci, il fallait pourvoir croire que quelqu'un, quelque part, pouvait prendre sur lui toutes nos souffrances une fois pour toutes. Ces gens-là ont besoin de savoir avec certitude que cet homme qui a souffert le martyr a souffert le pire, et ainsi qu'ils seront, eux, épargnés. Pourtant aucun d'eux n'est vraisemblablement dupe. Ils voient bien que la vie les fait souffrir. Alors où est le sens ? J'en connais qui s'interdisent la révolte, malgré cet apparent vide de sens. Ils trouvent leur solution dans le fait que ce fils de dieu ayant souffert pour eux, leurs souffrances sont minimes, et leur sont une épreuve pour apprendre à suivre son exemple. Il leur inspire de la confiance, car le pire c'est lui qui l'a vécu. Personne ne peut supporter humainement la souffrance et la violence de notre monde. Il fallait un exutoire. Comme un canal, un vecteur, un média, par lequel évacuer le sentiment de l'insupportable.

Je me vide, lui parle, questionne, et me rend compte, petit à petit, de tout ce que j'ai reçu, au moment même où je lui en demande davantage.

Ce lieu est devenu un ancrage.

Je laisse derrière la petite fenêtre l'expression naturelle de ma reconnaissance, de mon respect, et de mon abandon à l'habitant de ces lieux. Un bouquet d’herbes et de fleurs sèches dorées par le soleil, un brin d’olivier coincé dans le cadre de la petite lucarne.

Le monde me fait horreur. J'aime le monde.

La vie me fait peur. Je veux la vie.

Le roi est mort. Vive la foi.

J'ai beaucoup pleuré.

Je suis resté encore longtemps, sur cette terrasse, perché.

Je pense à Whitman, à Emerson, à Montaigne, à l'Hadrien de Yourcenar.

Je pense à mes parents. A ma mère, beaucoup en ce lieu.

Je traverse les blés, et remonte le chemin.

Là-haut, sur la colline, je retrouverai la maison de l’ami.

Peut-être que plus tard j'écrirai tout cela. On verra. Rien ne presse. Tout est en moi.

Jour 3 de la vie: L'impact.

Hier soir en regardant la mer, j'ai senti que, la regardant à tout moment depuis deux jours, je n'avais pas encore eu cet impact, ce moment où elle me pète à la gueule. Je n'étais, depuis deux jours, même trois, malgré le trajet en bateau, la baignade et le fait qu'elle m'entoure où que je sois ici, pas connecté à elle véritablement. Ce moment-là aussi arrive toujours sans que je ne sache quand.

Réveillé à 5h, je reste dehors pour voir le jour se lever.

Plus tard, quand je me lève, gros passages de nuages noirs, un peu de vent. Je pars marcher. Je descends à Livadaki, la lumière vacille et change tout le temps au gré des passages rapides de cumulus. En descendant, j'aperçois le phare. Et là je comprends. Que chaque chose vient à temps. Ce que je constatais hier allait se réaliser aujourd'hui. Les réponses viennent d'elles-mêmes au pays des Dieux. En arrivant sur la falaise, je le sens déjà, l'impact.

Je traverse la splendide crique, parsemée de touristes affalés venus en bateau malgré le temps plus que mitigé. Et je regrimpe sur l'autre versant. Dans la falaise. Entre Livadaki et le phare la falaise s'effondre en une catharsis grandiose. Faille béante, antre de la gorgone. Et presqu'à son sommet, un peu sur la gauche, une petite plateforme rocheuse de laquelle monte une longiligne silhouette noire.

Le phare est abandonné. Une vitre a été cassée et un passage ouvert, invite à la visite. Trop tentant. Je traverse deux chambres de deux lits, empoussiérés, des revues sur la table, une paire de chaussures retient la porte du couloir. Dans la cuisine, la poêle et une spatule posée dedans sont restées juste à côté de l'évier. Les casseroles sur les tablars, le tiroir de la table ouvert sur trois cuillères à soupe. Comme si l'activité s'était arrêtée ici d'un coup. Comme si quittant cet endroit car l'ordre était l’abandon, le ou les derniers habitants n'avaient pas jugés utile de ranger ou d'emporter quoi que ce soit. Il lâcha la poêle à côté de l'évier, laissa tomber un peu négligemment la spatule dedans, puis regarda son collègue, et sans mot pris son sac, et sortit. Il n'entendit pas son collègue fermer la grande porte sous la plaque d'immatriculation du phare, presque son nom, il marchait déjà entre les murs de pierres, grimpant dans la colline. Peut-être que là-haut, sur le chemin qui mène à Ano Meria, peut-être qu'il se retournera. Peut-être pas. C'est fini ce temps-là. Il s'appelle Dimitris Papoudakis, cheveux noirs, moustache dense, son regard est sombre. Toute sa vie, il a gardé un phare.

Sur le toit, quelqu'un a écrit avec des débris de ciment tombés des murs : love life. J'ajoute un "ναι" ("oui").

Je reste longtemps sur le mur en contrebas du phare. La falaise est une chute libre de plusieurs dizaines de mètres. Et c'est là que je la sens, la reçois, impactant ma face à 40km/h, d'un bleu percutant, tellement intense qu'on aimerait s'y perdre. Rien ne presse, quitte à mourir, c'est ici. Je veux mourir et partir dans cette force, et m'y répandre à tout jamais.

Je marche environ 3 heures, remonte à Ano Meria et m'arrête manger chez Maria. Le ciel s'est dégagé. Et pour cause un meltem s'est levé. Fort. Je m'emballe dans mon t-shirt, visse ma casquette à fond, je perds parfois l'équilibre en marchant dans le village.

Je décide de passer le restant de l'après-midi dans la maison. Je me laisse tranquille, au soleil dans le demi-cercle du jardin. Terrasse aride mais aérienne. Je passe une bonne heure à fermer les yeux et les rouvrir, à chaque fois ébahi par le spectacle qui s'offre à moi, en face de moi. J'ai l'impression d'être suspendu, seul au monde, face à la plus belle nature et à la force de tous les Dieux. C'est splendide. Infini. Chaque jour, chaque soir, chaque moment est différent. Milos apparaît flottante, bleu-gris, rose pâle, orangée. Les Cyclades flottent. Ces îles ne sont pas ancrées, elles sont flottantes. Elles flottent à la surface du monde. Comme le Taj Mahal semble posé sur un tapis volant.

Je me retourne et regarde, en contre-plongée, la façade orientée nord-ouest de la Maison. Dominante, ferme, imposante sans être écrasante. Si adroitement construite dans les sillons de cette colline en amphithéâtre, à son dernier étage. Murs épais, plus larges à leur base, petites fenêtres étroites. Belle de jour, belle de nuit quand une lueur brille derrière le petit rideau ouvragé de la fenêtre. C'est la chambre du patron, du sieur de ces lieux. Ami, ta maison est un monastère, une forteresse, un paradis. Chaque jour, tout y est beauté, paix, et saveurs, couleurs, odeurs, formes, bruits, silences. Je ne me lasse pas de la regarder, de la vivre, dans le vent, dans le soleil tapant, dans le soleil couchant, sous les voûtes célestes étincelantes, à la lueur du petit matin.

Pas envie d'aller manger dehors, pas envie d'aller à Chora où même au village. Je saute sur le scooter et vais m'acheter de quoi me faire un plat simple que je mangerai baigné par le coucher du soleil. La table de la Maison est, non pas les mais la première loge pour le spectacle chaque soir renouvelé du jour qui s'achève.

Ce soir, le vent est toujours aussi fort. Je m'abrite dans le salon pour écrire, accompagné de Thanasis Papakonstantinou.

Je cherche dans chacun de ces moments de beauté et de joie profonde, comment je vais bien pouvoir remercier mon ami. Il n'a aucune idée du cadeau qu'il me fait. Je vis un rêve, mon rêve, pendant dix jours. Ça n'a aucun prix. J'ai dû m'extasier et lâcher quelques centaines de "waouw", "j’adore !!", "ooouh trop beau !!" depuis que je suis là!

Par la petite fenêtre bleue du salon, je vois des strates. Bleu clair. Jaune. Orange. Bleu nuit. Le soleil s'est éteint comme une flamme que l'on souffle, mais sa lumière impacte encore l'horizon derrière et autour de Milos, Kimolos, Folegandros, ...

Depuis que je suis ici, chaque jour, à chaque moment, je dépasse beaucoup de choses.

Ce séjour est une expérience, de moi-même.

Jour 4 de vie : L'esquisse.

Le meltem rage. Grand ciel bleu. Je tiens une bonne crève. Je dois m'habituer à ce vent. Il fait partie de cette vie. M'énerver contre lui car je le supporte mal ne me le rendra que plus pénible. Je dois m'acclimater. Je traîne après le petit déjeuner. Il fait chaud malgré les raffales incessantes. Je prends mon carnet et commence à croquer la vue, esquisser la terrasse. Je fais trois ou quatre croquis de suite. Je suis très mauvais en perspective. Certains sont désastreux. D'autres rendent bien quelque chose de la Maison. Je vais en garder pour l’ami. Pour lui faire un storyboard de mon passage ici.

J'apprends à me laisser aller petit à petit. Je dessine car j'en ai envie. Ça dure beaucoup plus longtemps que je n'aurai imaginé. Je suis bien ici. Je me laisse aller dans mes dessins, essayant de m'améliorer un peu, suivre, traits par traits. C'est un carpe diem, l'esquisse d'une autre manière de vivre. Je laisse tomber l'idée d'avoir un programme pour la journée, et me laisse faire ce que me vient à l'esprit, à l'envie, au moment où j'en ai envie. Et du coup m'y adonner complètement. Sans autres pensées perturbantes. Sans "il faut que je me dépêche, il faut encore que je fasse ça et après il faut que...". S'y adonner totalement. Marrant comme cet "adonner" a une sonorité proche d’"abandonner".

Chacune de mes journées est totalement "autrement".

Et j'ai envie de partir. Vers 14h je descends à Agali. Plus de vent. Toute la baie est abritée. Je mange avec vue sur la mer et les rochers. Et je vais m'installer à Fira. Il fait chaud, l'eau est calme. C'est bien. Je commence à lire "Titus n'aime plus Bérénice"[*]. Et m'émerveille de rencontrer le jeune Racine, tel que le dépeint l'auteur, faisant ses premières esquisses en vers, proposant d'être créatif, se soumettant à la rigueur pour l'apprentissage, mais cherchant très vite à créer son propre style. La lecture à propos. Une fois de plus, dans ce voyage, tout concorde, tout se tient, tout va ensemble. Un tout cohérent. Je lis aussi le livre sur le silence d'un explorateur norvégien, spécialiste des excursions solitaires en terre de glace arctique et antarctique, navigateur aussi[†]. Ici, sur la colline, le silence est un habitant, comme le vent, le ciel, la mer, le soleil, et les ânes. En remontant je passe devant chez Irène et me vient alors l'idée que peut-être elle fait des plats à emporter. Je repars avec un repas de petit roi, fier de ma trouvaille, et ravi de ne pas sortir, mais de manger, en plein meltem certes, mais à la Maison face au spectacle chaque jour renouvelé du coucher : imprenable.

Ce soir je répète le rituel de l'écriture au salon, le vent dehors, la Maison me protégeant. Elle a gardé la chaleur du jour, on y est bien, au calme, quand juste sur le seuil de la porte ouverte les rafales font tinter le petit carillon régulièrement et justement au moment où je l'écris. J'esquisse un sourire. On est bien ici. Tellement bien, ici.

Jour 5 de vie : Le caméléon.

Le meltem bien qu'un peu moins fort est toujours très présent. Ma crève aussi. Un peu mal au bas du dos. Et là j'ai le choix. Tout voir comme d’habitude : dans la plainte, et l'angoisse. Je réalise à quel point à force d'avoir été malade, j'ai développé une approche catastrophique de la bobologie. Si j'ai un rhume, je crains que ça tourne en broncho-pneumonie. J'imagine que les jours qui suivent vont être pires, au lieu de penser que ça ira chaque jour mieux. C'est ce qui s'est produit avec mon épaule blessée la veille de mon départ. Un moment j'ai pensé que je devais annuler ces vacances. Là où le médecin et mon père disaient : t'en as pour quelques jours à faire attention et avoir mal, après ça ira mieux. J'ai perdu cette capacité de croire que ça peut aller mieux. Ce qui revient à dire que j'ai perdu la confiance. Et que si tous les moments de la vie se situent entre ces deux pôles que sont la confiance et l'anxiété, j'ai pris le pli de n'être que dans l'anxiété, sans même m'en rendre compte.

Ici les éléments me poussent à requestionner cette variable devenue constante, et particulièrement en ce moment l’élément meltem, qui semble calme juste maintenant. Assis sur la vieille table basse en pierre que mon ami a repoussé aux confins de la terrasse inférieure de la maison, je m'accorde une pause zen. Avec un thé au ginseng ! Je dois m'adapter. Mon corps doit s'adapter. S'acclimater. Il en a la capacité, je le sais. Ou je le veux. Ou, à ce stade, je veux le savoir. Le rhume passera, le mal de dos, demande de respirer à fond. Il est le symbole de mon retour à mes petits démons du quotidien, ceux qui me ruinent la tête, toujours liés à mon travail, à cette autre vie qu'est ma vie professionnelle. (Pas anodin, hier j'ai eu un message professionnel, petit problème à régler, agaçant, j'avais pourtant tout laissé en ordre et avec des consignes claires, et j'en ai rêvé pendant la nuit... avant de décider que ça n'avait pas sa place ici). Lâcher. Ma peau a changé, elle s'est colorée. Hier j'ai croisé le vieux paysan avec son âne, celui qui travaille au champ d'orge près de la petite chapelle en contrebas de la Maison. Sa peau a une teinte brune très foncée, avec une touche de miel, qui du coup la rend lumineuse.

Je regarde cette immensité bleue qui me fait face. Le vol d'un oiseau. Les écumes blanches. La mer est une gigantesque baleine. Elle se meut comme le grand cétacé, avec cette lourdeur, pesanteur qui pourtant la met entièrement en mouvement. Rien n'y est figé, jamais. Jamais. Jamais. Héraclite l'a dit de toute chose : tout bouge. Tout est mouvement. Et tout est transformation. Je regarde et ce que je vois c'est une force immense. Les mots qui me sont venus hier soir au couchant et que j'ai eu peur - peur encore...- de perdre me reviennent maintenant. Et je peux les écrire. Rien ne se perd. Sauf la confiance.

Je regarde et ce que je vois c'est une densité qui n'a son pareil peut-être qu'en haute montagne où dans les forêts profondes et vastes de terres du nord ou du sud encore peu malmenées par l'homme.

Je regarde plus près de moi. Cette petite bestiole sur la pierre du mur. Elle a des ailes, mais ne semble pas vouloir les utiliser. Elle a une forme allongée, entre le papillon de nuit et la sauterelle. Une couleur entre sable et gris qui se confond totalement avec la coloration des pierres utilisées ici pour construire les murs délimitant les terrasses et les champs dans les collines. La bestiole est adaptée à son environnement. Comme le sont toutes les bestioles. Elle est en plus caméléon.

Jour 6 de vie : Le flou

Pas de ligne d'horizon.

Grosse crève. Je dors tard pour rattraper la mauvaise nuit. Meltem moyen à fort par moment seulement. Je finis la fresque sur la terrasse pour mon ami. Je parle avec des belges qui cherchent leur chemin vers Livadaki. Un couple. Lui est d'origine grecque mais né en Belgique. Il pense venir s'installer en Grèce pour sa retraite.

J'aimerais pouvoir le faire avant. Mais comment ?

Je me « vitaminise » et essaye de ne pas tomber dans mon travers de victimisation déclenché par la maladie, comme à chaque fois. Pourquoi suis-je tout le temps malade, même ici! Loupé. Même pendant mon break annuel, tant attendu et rêvé et qui relève totalement du rêve justement... ! Je ne veux rien céder à cela, je pars me balader, je veux jouir de chacun de ces moments, être au-delà des tourments du corps.

Να´σαι καλα!("Que tu sois bien",formule équivalent notre vaudois "tout de bon").

Jour 7 de vie : Le vent de l'âme.

C'est écrit sur l'étiquette de mon thé : τα λόγια είναι οι ανέμοι της ψυχής. "Les mots sont les vents de l’âme".

Et ce serait de ce cher Pythagore dont je suis en train de lire la biographie. Le meltem lui s'est calmé, ma crève un peu aussi, même si ce n’est pas encore ça. C'est fou la place que ces deux éléments ont pris dans mes écrits de ces derniers jours. Au point, hier, de n'avoir quasi rien écrit. Couché tôt, avec un grogue. Totalement soumis aux éléments extérieurs, ils régentent ma vie, ma santé, mes journées. Je vis selon le climat d'ici et ce qu'il me permet de faire. Mon corps doit s'y astreindre, s'habituer, s'acclimater.

Il y a trois jours je n'ai pas compris cette phrase de Pythagore. Il a fallu beaucoup de vent pour que son sens me parvienne.

Je lis Nathalie Azoulay, et suis ce Jean Racine dans sa formation, son avancement, ses découvertes de styles, d'interdits, et la formation d'un intellect qui lui permet de trouver son chemin au-delà de l'obscurantisme qu'on lui impose et prescrit. Il cherche à cerner au mot le plus juste, à mettre en musique le vers le plus délicat, les humeurs, les émois de l'âme tels qu'ils se révèlent par les corps, les chairs. "On m'interdit cela même que l'on m'enseigne" lui fait dire Azoulay. Comme on peut se sentir proche encore de ce sentiment dans d'autres temps. Jean cherche à comprendre et à trouver le mot juste, reprenant à souhait ses traductions et versions latines jusqu'à en saisir parfaitement le sens, celui qui est au-delà du mot lui-même mais est rendu par la construction grammaticale, ses omissions, ellipses, enchaînements, génitifs et datifs, à qui revient quoi ?! Il cherche à rendre en français du 17ème les maux de l'âme, intrigué dès son plus jeune âge par la souffrance d'une femme, la Didon de Virgile, et ce chapitre du livre qui lui était interdit. Il s'embrouille en composant ses propres vers, en ne faisant qu'imiter finalement ce qu'il a lu chez d'autres, comme un passage obligé pour comprendre qu'il doit aller à l'essence même, la sienne. A savoir se défaire du dogme, de la norme, de ce qui est, pour se faire à ce qu'il ressent profondément en toute liberté.

Il y a longtemps que je n'avais lu un roman de formation. Celui-là montre joliment, et très délicatement aussi le passage adolescent au travers de la formation d'un esprit brillant. Il y a dans celui-ci une réflexion sur le fait d'écrire... un livre choisi au hasard dans ma librairie avant de partir. Les Dieux sont parmi nous. Et je n'ai pas fini d'aimer Titus qui n'aimait plus Bérénice.

Aujourd'hui, en nageant, j'ai croisé un poulpe. Heureusement que mon saut de joie dans l'eau ne l'a pas trop effrayé. J'ai pu le voir un bon moment avant qu'il ne se cache. Mais n'ai pas pu établir le contact.

Jour 8 de vie : H ειρήνη (La Paix).

Je dors mieux depuis deux nuits. J'arrive enfin à mes 8h même 9h, sans pause au milieu de la nuit. La crève semble avoir bien diminué. Reste la toux et ce souffle court. Je me réveille confiant là-dessus mais habité de mauvais demi-rêves qui me laissent un goût d'angoisses. Je me recontextualise: comment serait-il possible d'être malheureux et angoissé ici? J'ai une vraie recherche à faire sur la neurasthénie. Je me dis qu'il faut que je bouge, que je voie du monde. Malgré l'état de fatigue, je maintiens l'idée de descendre à Chora acheter quelques cadeaux pour mes proches. J'aime Chora le matin au réveil, quand il y a encore peu de monde, les touristes dorment encore, ou prennent leur petit déjeuner silencieusement. Je passe un agréable moment, discute longtemps avec deux artisans à qui j'achète des présents. J'aime traîner mes tongues sur les pavés, dans un short et un t-shirt léger, errer dans les petites rues. Ce matin les lumières sont superbes sur les îles. Aucun doute, elles flottent ! Naxos, Paros, Sifnos, on voit aussi Serifos, et à l'est Sikinos bien sûr. Toutes bleues, posées, flottantes, sur du bleu.

Il souffle un vent chaud. Le meltem semble s'éteindre peu à peu. Revenu, je m'arrête encore au marketaki d'Ano Meria refaire le plein de fruits. Je salue tous les gens que je croise et connais depuis mon scooter. Je m'arrête au bout de la route chez Maria, pour discuter le coup des clés, il est midi à peine passé, elle a le temps de parler avec moi.

Je rentre, mort de faim et me fait un petit déjeuner opus deuxième ! Je décide ensuite de filer nord pour changer et de descendre à Ambeli. Je laisse le scooter en-haut du chemin, et descends à pied. C'est le four. Je fais le tour de la crique, prends un petit sentier en-dessus, elle est splendide. Il y a un peu de monde. Je décide de ne pas rester. Et entame ma remontée à pied. Et là je dis merci. Moi qui voulais faire tranquille pour continuer à me retaper... je morfle à la remontée, il fait très chaud, ce n’était pas prévu comme ça. Mais mon petit corps tient bon et me mène à bon port. Je fais une pause eau et biscuit à l'ombre de la chapelle, à la croisée avec Ligaria. Puis décide de descendre en scooter jusqu'à Aghios Georgios. Je ne marcherai plus aujourd'hui, faut pas exagérer. Je fais le tour, me pose un moment, remonte, et pars terminer l'après-midi à Fira. En revenant de la plage, je m'arrête faire un bon repas chez Celio-les yeux-bleus et sa petite famille à Agkali. C'est super reposant, pas de vent, un petit air chaud, la mer calme, le couchant sur les falaises de Fira, lumières fantastiques. Je rentre à la tombée du jour, apaisé. Je vois Koula qui nettoie devant chez elle et m'arrête pour me présenter. Elle est charmante. C'est tellement beau ce soir et doux que je laisse le scooter devant la maison et poursuit un petit bout à pied jusqu'au virage qui me sert de cabine téléphonique et d'où l'on voit la petite chapelle au champ d'orge en contrebas. Ce soir je me sens mieux. La journée avait mal démarré, un peu flippé, sans savoir pourquoi vraiment. Ma crève et mes bronches se portent mieux ce soir aussi. L'air doux, je suis calme. Et alors je me demande si ce meltem ne devait pas me faire aller au-delà. Au-delà de mes incessantes petites maladies, sans cesse renouvelées, au-delà de cette idée que mon corps va toujours plus mal au lieu de penser que chaque jour il puisse aller un peu mieux. Sortant d'une pneumonie, ce matin mes bronches faisant mal, mon souffle court. J'ai imaginé retourner chez le médecin, antibiotiques et tout le toutim. Je me suis plusieurs fois demandé ces jours si je prétendais aller mieux car je suis ici, mais me la racontais pour de bon, alors que les symptômes eux augmentaient. Et j’ai pris le parti de devoir m'acclimater, de faire confiance à mon corps, de penser qu'il est capable de surpasser cela, de s'en guérir, de tenir compte du fait qu'il est soumis à rude épreuve vu le climat, et disons que je ne fais pas non plus de la chaise longue toute la journée, donc je lui en demande quand même pas mal, et au final il assure pas mal ! Opté pour le régime maximum de fruits et légumes, vitamines, grogue tous les soirs ouzo-citron frais pressé de l'île ou de Skiros, miel et plantes des montagnes d'ici. Et zero médic. Et je crois bien que je m'en sors. Et je crois bien que je devais passer par là. Ça faisait partie de ce que je devais réapprendre en venant ici. Mes dix jours passés ici ont été un vrai séjour de rupture. Ce soir, en regardant la chapelle en bas, je hurle merci dans l'air chaud qui souffle sur moi. Je suis allé au-delà.

Ce soir, j'écris dehors, en caleçon, il fait doux. Tout est calme. La paix retrouvée. Merci.

Jour 9 de vie: H ησυχία (La tranquillité).

Je flâne dans Chora en matinée, je parle avec des gens, dans les boutiques. Ils m'encouragent quand je leur parle de mon projet de venir apprendre leur langue. On écoute un très bon band grec dans une échoppe avec la fille de la patronne, on parle de Giannis Aggelakas, et je lui parle de Villagers of Ioanina, qu'elle ne connaît pas et n'en revient pas que je connaisse. Je mange derrière l'église (forcément !! Il y toujours une église derrière nous ici…). Je reste admiratif tout le repas par l'allure et l’agilité du serveur du restaurant de poissons d'à côté. Il fait voler les plateaux remplis d’assiettes et de plats au-dessus de sa tête et semble danser littéralement son pas à travers la terrasse. Souple, agile, leste, hyper confiant. Je pars ensuite pour Voreina, profitant de l'accalmie du vent du nord. Je remonte tôt, sorte de ras-le-bol de la plage... la honte ! En fait je me sens crevé, même pas envie d'aller me finir à Fira. Je remonte et en chemin me mets en devoir de trouver comment atteindre la petite chapelle tout au bout de la colline, celle derrière la boulangerie. Je parviens à deux autres chapelles, l'une en-dessus, l'autre en face et plus bas, sur la route qui mène au cimetière. Mais ne trouve pas de voie pour celle qui m'intéresse. Je croise une vielle paysanne sur le chemin. Tout en noir comme il se doit, avec un fichu sur sa tête, de grosses lunettes et une barbe de quinze jours. Je lui demande en grec approximatif, le seul que je puisse servir, où je peux trouver le chemin pour aller "là, à la petite église en-haut". Elle rit ! Et : "aaah le chemin. Mais il n'y a pas de chemin, tu dois aller avec tes pieds, et à travers les champs, tu passes là comme ça et tu suis tout le long." elle me montre les champs en terrasse en face. Je suis assis sur ma moto. J'aime tellement cette réponse. Et elle s'en va. Continue son petit chemin. Jusqu’où ? A l'étable juste en contrebas de la route ? Ou va-t-elle au cimetière tout en bas visiter son mari ?

Je reprends la route, reviens dans le village, vise la bonne colline, prend le chemin de la boulangerie et tourne à droite pour arriver aux dernières maisons. J'ai vu juste, je suis sur la bonne côte. Je laisse le scooter chez le dernier paysan, je ne vois personne à qui demander si c'est ok que je traverse les champs en terrasses, mais à cette saison, il n'y reste rien de toute façon. Un peu d'orge jaune çà et là, trop insuffisant pour être moissonné, et ce sont les ânes qui habitent les terrasses, au repos entre deux transports.

Plus je me rapproche plus la lumière est dense. Il ne faut qu'une vingtaine de minutes, quelques murs à enjamber, et je grimpe sur les derniers rochers qui soutiennent la chapelle. Il me semble que la vieille femme l'a appelée "Christos". Elle domine, seule, imprenable, petite citadelle, orientée ouest. Une colline juste derrière la Maison. Tout un vallon entre les deux.

Vue panoramique, sur toute l'île. Paix et calme infini et incomparable. Je vois le village, tout près, si loin. Je vois la mer, juste en-dessous, et si loin mais juste là. Je ramasse du thym pour ma mère, des pierres cisaillées par les vents, des fleurs sèches, des racines mortes qu'il suffit de ramasser et qui ressemblent à de petits arbres. Il faut que je trouve comment ramener tout ça, pour faire une déco pour mes amis romains, à mettre dans la lanterne que je veux leur offrir. Je ne trouve pas la clé... même en cherchant bien dans le mur. Je reste longtemps. C'est beau, paisible. C’est marrant de me dire que si je me sens, là, seul au monde, tout le village me voit en fait très bien !

Je filme le chemin pour envoyer à mes parents. Je me couche sur le mur d'enceinte, comme sur cette photo que j'ai à la maison : un jeune gars avec un short noir et un t-shirt à rayures, couché sur le mur d'une petite église grecque. Sa tête sur le côté, il semble dormir, semble s'être totalement abandonné à ce lieu, paisiblement, son pied dans le vide retient tout juste sa sandale. Il doit avoir dix-sept ou dix-huit ans. J'avais cet âge la première fois que je suis venu dans ce pays.

Je rentre lentement. Mon sac plein de senteurs des collines.

Ce soir je mange chez Maria, au Sinantisi. J'ai pris la petite table tout en arrière, dans le coin, à droite de l'entrée de la cuisine. Et de là je vois la chapelle, justement. Une table propice à l'écriture. C'est là que j'ai écrit d'ailleurs. A la table d'à côté, le mari de Maria me jette un œil intrigué de temps à autre, alors que je pianote sur ma machine.

Je me questionne sur la solitude. En lien avec la neurasthénie. Peut-être ne m'est-il plus bon d'être trop seul trop longtemps.

Plus que trois jours ici. J'ai l'impression d'avoir traversé des aventures depuis samedi dernier.

Quand on descend le chemin la nuit depuis le village pour aller à la Maison, on a l'impression de descendre dans les étoiles.

Je suis fatigué. L'impression que je devrais commencer à pouvoir me reposer maintenant. Je reste encore longtemps assis sur les marches devant la chambre du maître des lieux, ce qui était la chambre du berger, seul face au vide, au trou noir qui abrite en son fond la mer à cette heure, seul face aux étoiles qui encerclent la Maison. Encore un nouveau moment. Chaque jour il y a eu ici de nouveaux moments. S'assoir dans un endroit différent, autre point de vue, autre sensation. La Maison en regorge, chaque marche, chaque pierre, chaque pièce, chaque angle, coin, parapet, mur, terrasse, niche, offre de la beauté et un moment différent.

Jour 10 de vie : La brume.

Ce matin on ne voit pas la mer. Une brume épaisse et humide la recouvre et grimpe lentement le long des collines. J'ai dormi presque onze heures, et me suis réveillé dans un doux rêve. Il était mignon et voulait que l'on soit ensemble, mais calmement.

Je tente de garder un rythme lent. Je déjeune. J'arrose encore une fois tout le jardin. Refait quelques empierrements autour des plantes et dans l’arrondi du mur qui protège le jardin terrasse.

Le calme est absolu. Le silence n’est distrait par quelques grillons seulement.

J'organise des petits containers en plastique faits avec des bouteilles d’eau pour stocker et transporter les fleurs et plantes que je veux ramener.

Je descends dans le virage téléphonique attraper un peu de réseau pour poster quelques photos.

Et je reste là à regarder la vue. En-dessous de moi, des déchets plastiques de toutes sortes déjà bien séchés et cassés par le soleil. Je repense aux cinq bouteilles de plastiques que je n'ai pas pu ramasser hier aux alentours de la petite chapelle.

Me revient cette campagne de sensibilisation qui m’est venue à l’esprit l’autre jour à Agali :

Vous êtes sur une île. Il y a du vent. Chaque emballage, objet que vous laisserez sans amarres ni attention s'envolera et finira immanquablement dans l'eau. Cet environnement magnifique est le vôtre pour vos vacances, aimez-le, profitez-en, savourez-le et protégez-le.

Milos apparaît et disparaît au gré des brumes humides venant de l'ouest. C'est féérique. Comme on ne voit pas sa base, elle flotte encore plus que d'habitude. C'est une évanescence d'île.

Recette de santé : beaucoup de miel, beaucoup de citrons frais, beaucoup de fruits, beaucoup de légumes, beaucoup d'olives, beaucoup d'huile... d’olives !! Beaucoup de silence. Un souffle d'air. Des bains salés cristallins. Des lumières bleues, blanches, ocres, oranges.

Traîner, beaucoup, entre les murs blancs.

Jour 11 de vie : Lodyssée.

Nuit calme. Plus de vent du tout. Calme absolu du matin. Mer lisse.

Je décide d’en profiter pour aller marcher.

Je veux trouver le sentier disparu qui descend à Livadaki depuis Aghia Nisiotisa. Je me lance, la première partie est assez facile, je descends sous la chapelle, un sentier est assez visible jusqu’à l’entrée de la gorge. Depuis là, tout devient moins évident. Plus de trace. Seulement par endroit, même sans être sûr qu’il s’agisse bien là de l’ancienne trace ou d’un pas de chèvre. Je suis obligé par endroit de descendre dans le lit de la rivière asséchée, parfois de descendre quelques grands rochers dans son sillon. Je tombe sur une énorme carcasse, une vache sans doute. Mais je rectifie : un âne. Je n’ai pas vu de vache en fait ici. J’en verrai quelques jours plus tard, revenant ainsi à ma première idée vu la taille du crâne.

Je dois ensuite remonter le flanc de la colline car le passage dans la gorge est totalement obstrué. La pente et l’ouverture qui se profile à son bout me laisse penser, connaissant l’arrivée de la gorge depuis la mer, que je vais arriver sur une falaise et donc être arrêté net. Les sinuosités de la gorge ne me permettent pas de me situer exactement et donc de déterminer quelle distance il me reste jusqu’à son terme et la descente dans la crique. Je vois à nouveau la chapelle d’Aghia Nisiotisa, juste en-dessus et paradoxalement, en piqué, beaucoup plus proche de moi. La gorge m’a donc fait suivre plusieurs virages dans de petits vallons qui tournent autour de la colline où domine la chapelle. Inutile de dire que la géolocalisation technologique de mon portable n’opère pas d’ici. Zéro signal. Et ça ira très bien comme ça. Je suis un vieux mur de pierre qui fait un angle dans le vallon et le quittant décide de pousser quand même jusqu’à la falaise afin de faire le point d’un peu plus loin sur les possibilités de descente. Je ne me suis pas trompé, j’arrive bien sur l’arrête nord de la falaise qui domine la crique où l’on va se baigner. Une voie serait de continuer à monter dans la colline, et de redescendre de l’autre côté sur le phare d’Aspropounta, pour rejoindre ensuite le sentier officiel qui relie le phare à la crique de Livadaki. J’hésite. La vue plongeante d’ici est impressionnante. Je n’ai pas envie de déclarer forfait, j’aimerai arriver dans la crique par le fond de la gorge comme il devait être possible de le faire il y a pas mal d’années. Je dois pouvoir m’ouvrir une ligne quelque part. Je redescends jusqu’au vieux mur. Je tente de le suivre en descente pour me rapprocher de ce que j’espère être le dernier segment de la gorge. Je me retrouve coincé à nouveau. Par rien en particulier en fait, si ce n’est que je ne sais plus où poser le pied. Le sol est couvert de grandes broussailles, piquantes, recouvrant des pierres positionnées à la verticale qui décrochent sous le pied. J’ai les mollets un peu en feu d’écorchures. Sauter, courir, pour voler par-dessus les passages difficiles n’est pas non plus envisageable vu la pente et les failles des roches un peu partout. Je m’arrête. Silencieux comme le vallon. Je ne sais pas où aller. Je stresse un peu. Je n’aimerais pas que ça tourne mal. Je ne veux pas prendre de risque, mais pas question de tout remonter non plus, c’était déjà bien trop pénible à descendre. Un peu de fatigue peut-être. Je suis prêt du but, mais ne sait plus comment avancer. A plusieurs reprises jusque-là j’ai dû prendre des décisions : aller à droite, passer le muret, descendre dans le lit de la rivière, corriger, là il fallait en fait remonter un peu pour trouver un passage, rectifier, retourner, et passer. Là je suis stoppé. Immobile, je reste les pieds plantés dans les broussailles. Remonter, passer par le phare. Non, il doit y avoir un moyen, j’y suis presque. Je lève les yeux. En face de moi, un mur de roches jaunâtres et rouges par endroit. Un vague tracé sillonne une arrête mais celle-ci paraît assez délicate et suspendue sur le vide. Sans savoir où elle conduit, sans certitude de ce qu’il y a de l’autre côté un autre vallon, une autre falaise ? Je balaye des yeux encore une fois cette espèce de mont rocheux vertical qui me fait face et je vois la chapelle. Beaucoup plus haut, mais tout prêt. Je lui dis : « Je suis planté. Montre-moi le chemin, s’il-te-plaît. » Dans ces moments-là on attend toujours une réponse magique, un coup d’éclat, un truc paranormal qui nous ouvrirait la voie. Mais la réponse n’est jamais paranormale ou fantastique. Je me dis qu’au contraire, elle est simple et s’exprime donc simplement par ce qui est. Je regarde la chapelle. Elle est orientée en direction de la fin de la gorge. Donc de l’arrivée dans l’arrière boisé de la crique, au pied des falaises. C’est là qu’elle regarde. Donc c’est là que je dois aller. Je reprends confiance. Saute quelques buissons, et près du vieux mur, je mets mes pas sur la grande plaque de rochers, comme une immense dalle qui descend en direction du lit anciennement creusé par la rivière. Impossible de passer directement de la dalle au lit, elle est trop haute et rien à escalader en descente. Je regarde la chapelle encore, elle regarde davantage vers le sud. Il ne faut pas descendre la dalle, mais la remonter. Je suis excité. Je remonte d’un bon pas. Arrivé sur la partie supérieure de la plaque, je m’aperçois que je suis juste en-dessous du point où je me suis arrêté plus tôt au sommet de la grande falaise. A peine une centaine de mètres plus bas. Ce qui signifie que dans mon dos, quelques pas plus loin, il y a le vide, assurément et à nouveau. Je me retourne pour faire face au vallon, à la gorge et à Aghia Nisiotisa. Elle est là, un peu fière. Toujours orientée pareil, évidemment. De son portique avec son petit clocher plat qui fait face au sud mon regard redescend jusqu’à mes pieds et la pente rocheuse en-dessous d’eux qui va s’écraser au fond du vallon. Et là je vois la trace. Et je sais que c’est bon. J’en suis sûr. Faudra faire gaffe de ne pas dérocher mais le passage n’est pas si dur et les derniers rochers ont l’air de faire une petite cheminée dans laquelle on doit pouvoir descendre. Je ris, et lâche un « yeehaaa » de contentement. Je lève les yeux et remercie la chapelle de m’avoir si bien guidé. Cent mètres au-dessus, je ne pouvais pas voir le passage. Le reste me prend à peine un quart d’heure. Le passage se termine bien par la petite cheminée facile à descendre et me voilà arrivé au fond de la gorge, à quelques centaines de mètres de la crique de galets blancs.

Arrivé au bord de l’eau, je m’arrête sous l’ombre d'un tamaris, pour me rafraîchir, manger le petit sandwich que je me suis préparé à la maison et boire. En compagnie des petits lézards qui slaloment lestement autour de moi, je prends soudain conscience du chemin que je viens de faire : un ensemble de choix à faire, choix faits, chaque fois adéquats, justes, pour arriver là où je voulais. Je me répète cela : j’ai su prendre un ensemble de bonnes décisions pour atteindre l’objectif, et en toute sécurité. Et du coup je me sens totalement heureux. Je vais nager.

Jour 12 de vie : La course du temps.

Je dors tard et me lève tôt. Au chant du coq voisin. Ce matin, à nouveau, toute la colline est prise dans les brumes. Humides, elles glissent rapidement le long des sillons des champs en terrasses mais semblent n'avoir pas de fin. Je range tout, ferme tout, avec ce début de sentiment étrange d'abandon. Je la laisse. Je charge toutes mes affaires et la poubelle sur le scooter que j'ai lavé à la rosée du matin. Dépoussiéré disons. Je vais déposer la clé au restaurant de Maria, puis laisse le scooter chez Koula. Et j'attends le seul taxi de l'île à l'arrêt de bus. Il y a ce matin une cérémonie à la chapelle des ταξιαρχών Michel et Gabriel. J'ai entendu la cloche à huit heures environ. Des gens, plutôt âgés, du village sont installés sur le parvis, ils ont dressé une table avec des victuailles, le Παπάς est assis parmi eux. Les brumes leur passent tout autour, remontant la pente, mais pas sur eux.

Je croise le petit môme au vélo que j'ai vu toute la semaine, il fonce jeter une poubelle au bout du chemin, en ayant l'air de se raconter une histoire sur sa route. Je regarde les filles de la taverne partir traire les chèvres. Rien ne presse, les chèvres remontent tranquillement le chemin terreux en provenance des terrasses, et personne ne va les presser davantage. Elles arriveront quand elles arriveront. Passent les brumes. La vie est calme, les choses se font calmement, paisiblement. Chaque jour a ses moments, ses étapes, ses tâches quotidiennes, elles se suivent, s'enchaînent les unes aux autres, normalement, sans que leur succession ou organisation n'aie l'air d'être bousculée ou remise en question. Quelque chose de l'ordre de ce "il n'y a qu'à suivre" qui était cher à ma grand-mère. Respecter le rythme qui est donné. Donné par le temps, par l'étable, par le chemin, par la brume, par la messe, par le village, par le bus, par le bateau qui arrive et livre ce qui est attendu. Ici, il y a encore l'attente, la soumission à l'ordre naturel, à l'organisation communautaire. Ici il y a le temps. Cette notion que nos villes et nos vies urbaines professionnelles ont totalement éradiquée, annihilée, sciemment détruite, pour nous laisser dans un non-temps, une immédiateté permanente dans laquelle tout, et nous tous, devons être efficaces. Pourquoi ? Pour du vent. Et l'antidote est ici. Le vent, le vrai. J'ai été frappé par le meltem.

Comme j'ai du temps, j'ai tout loisir d'observer cette petite vie autour de moi. Je suis comme sur une place de village, les choses, les gens, les animaux, ânes, chèvres et moutons, tournent autour de moi. On dirait une chanson de Yanis Parios : «Τριανταφυλλάκι θα γενώ… » ("Je ferai naître des roses..."). Tout ce petit monde se croise à ce carrefour où j'attends le taxi qui me renverra dans un ailleurs qui ne me rassure pas.

Comme j'ai du temps, je fais quelque pas sur le chemin qui va à la Maison. Pour la revoir, une dernière fois. On s'est entendu hier soir avec mon ami sur un adjectif la décrivant au mieux: authentique. Il en a cherché l'étymologie et la définition première dans le Littré : « qui agit par soi-même, qui a une personnalité propre ».

Ce matin, la quittant, en me retournant, je l'ai vue disparaître dans les brumes. Comme si elle m'échappait maintenant. Comme si elle reprenait son indépendance, son continuum propre. J'en suis presque triste. En fermant la porte, je pensais l'abandonner, "comme on laisse un être cher" a dit mon ami à qui je m'en suis ouvert. "Je sens qu'elle va te manquer", il a ajouté. Je me rends compte à ce moment du départ (se départir de quelque chose...) que l'abandonné c'est moi. Elle me laisse. Et je dois la laisser. A la course du temps. Elle s'en va dans la brume, je la regarde disparaître et me retourne, un peu plus vite que je m'y serais attendu, pour m'en aller. J'ai vécu dans son intimité. Cette Maison est "habitée". Elle est une vraie présence. Elle est un système, une machinerie qui fonctionne. Comme les grandes demeures seigneuriales, de la Villa Adriana au manoir 19ème siècle des « Vestiges du jour ». Je suis arrivé, et j'ai dû la mettre en route, pompe à eau, électricité, déverrouiller toutes les serrures, chaque habitat qui la compose donnant sur la cour. Puis tout le système s'est activé, est devenu vivant. Comme un système organique, poumons, coeur, artères. Ça pulse. En refermant les portes, j'ai mis en veille ce système. Elle a repris son souffle propre. Authentique. Indépendant. Dans la course du temps.

Je suis presque soulagé aussi de ces sentiments mélangés. Un lâcher prise forcé. Qui me protège de trop d'amour. De trop d'émotions. La course du temps reprend ses droits. Je quitte la Maison d'Ano Meria.

Sur le port je parle avec un couple d'anglais. Je ne sais pas pourquoi je leur dis que je trouve toujours difficile de quitter les îles. Elle, me répond en parlant du rythme, qui est difficile à quitter. Elle parle de Londres. On est d'accord : on a besoin de retrouver le rythme des îles.

J'écris sur le bateau. Ravi de faire halte à Sifnos et Serifos que je revois depuis le large, et depuis leur port, avec plaisir. Plein de souvenirs. Il y a trois ans, deux ans, .... Et il y a deux ans, partant de Sifnos, je découvrais, un peu par hasard Folegandros. Je rencontrai alors mes amis romains amoureux de ce caillou, et puis le chef de la Maison. Une des explications du nom de l'île, autre que celle du nom du capitaine minoen qui s'y établit avec ses hommes, proviendrait d'une appellation en grec ancien poli-andras, là où il y avait beaucoup d'hommes ou de gens, l'île étant devenue habitée. J’y ai rencontré des hommes devenus des amis.

Chaque île me donne envie de débarquer, et de reprendre une vie paisible au soleil, dans la chaleur, et l'eau turquoise.

Ce soir, je dormirai à Exarchia, dans le tumulte athénien.

Et demain...

Dernier jour de cette vie : Les mondes.

Flâner dans le marché aux puces. Pénétrer l'antre d'un des plus vieux bouquinistes de la ville. Une cathédrale de vieux livres tous d'occasions. Un vitrail au fond de la halle, un grand escalier de bois couvert de livres, des étagères en bois sombres montant jusqu'au plafond. Je trouve un vieux roman historique sur Néron. Je demande au sieur des lieux s'il n'aurait pas quelques livres bilingues. Il disparaît quelques instants, et revenant pose devant moi, sur l’une des nombreuses piles de Iivres qui font le décor de la boutique, une édition bilingue de 1982 de Jacques Prévert, « Paroles ». Et, visiblement très content de lui, me la vend en me parlant un joli français articulé avec un accent irrésistiblement grec.

Je marche, tranquille, flottant dans ce petit monde d'antiquités et de puces, mes livres à la main, heureux de ce moment, de cette trouvaille, de cette éphémère - comme toujours trop éphémère - rencontre.

Je passe un peu de temps au TAF, pour y voir le travail de designers, d’artisans qui revisitent l'art traditionnel et la culture grecque en les donnant à une forme plus contemporaine, parfois abstraite. C’est la 5ème édition de ce mouvement prénommé : "It's all Oh ! souvenir to me".

Dans un café je déchiffre pendant une bonne heure l'absurde et le pragmatique Prévert en grec. Un bonheur. Autour les gens, la ville, les touristes, les Grecs, dont je me coupe en me plongeant par moment entre les pages. Et relever la tête, pour y revenir. Balade entre les mondes. Ceux que j'aime le plus. Satisfaction immense d'avoir dans les mains le livre, dans les yeux le monde, et à l'intérieur le mélange des deux.

Observer les petites lucarnes qui s'allument tout autour de moi depuis ma terrasse. Les petits bouts de vie dérobés à ces gens qui sont juste en train de vivre leur quotidien, chez eux. Là, une famille se met à table. Ici, une femme pend son linge. Là-bas des silhouettes vont et viennent dans une cuisine. Celui-là mange un chinois devant son ordi. J'entends l'écho de la télévision d'un salon du cinquième étage de l'immeuble en terrasses au coin de la rue. Il fait chaud, les gens portent des tenues simples et aérées. La petite vie suit son cours de ma petite vue.

J'ai trouvé quelques rues plus bas, sur la recommandation de Konstantinos, une laverie. Une mère et sa fille, peut-être, sans doute, pourquoi pas, ou pas du tout, ont lavé mon linge du sel, du vent, de la terre, des herbes sèches de l'île, et de la chaux de la Maison.

Je rentre vers 17h. Je traîne sur la terrasse au dernier soleil. Peu après tombent quelques timides gouttes de pluie entre deux éclairs que j'observe de mon lit. Je fais des photos de la ville, cette autre machinerie, immense, au corps organique et composite à la Gyger. Je fais un peu de grec pour répondre à un message. Je dors un peu. Et décide finalement de ne pas sortir. De m'accorder une vraie soirée de repos. Peut-être pour calmer cette irritation de la gorge qui me fait encore tousser, mais surtout pour être en vacances, tranquille, dans un petit appartement, sympa, à la belle lumière. Hier soir Georgios, au Barba Giannis, m'a emballé le peu du repas que je n’avais pas terminé. Je le réchauffe et mange sur la terrasse au couchant athénien. Les bruits. La lumière disparaît. Les petites cases lumineuses de la ville apparaissent.

C'est marrant, j'aurai passé mes vacances en hauteur, au sommet de l'île, au sommet de l'immeuble. Seul face à la montagne et la mer, entouré de milliers et perdu parmi eux.

Ce séjour à Athènes est encore différent. Ils le sont tous. Ce n'est jamais la même ville. D'ici je ne vois pas l'Acropole, seulement Lycabeth. Moins visiblement connecté à l'histoire antique, et à l'attrait touristique de la ville. Plus immergé dans la vie d'un athénien. Je vis dans un appart plein de livres, de cds, plein des affaires de Konstantinos, qui y vit quand il ne le loue pas.

Et finalement, ce soir encore, surpris par ma décision de ne plus bouger, je m'étonne agréablement de me trouver bien sur cette terrasse et de m'abandonner à une envie d'écrire. Je suis content de cette soirée.

Je vais me reposer, enfin.

Annoncer que je pars l’été prochain. Quitter mon job, sous-louer mon appart.

Tenter le coup.



[*] Azoulay N., 2015, Titus n’aimait pas Bérénice. Folio. [†] Kagge E., 2017, Quelques grammes de silence, Flammarion.

1 comentario


ericmarsisseau
11 sept 2022

Quelle histoire ! Et quelle maison !

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